A la guerre comme à la guerre

14-18

« De la bouillie ! De la bouillie ! Des cadavres ! »

 

 

Art. 458 du code pénal. Les médecins dépositaires des secrets qu’on leur confie, qui, hors le cas où ils sont appelés à rendre témoignage en justice et celui où la loi les oblige à faire connaître ces secrets, les auront révélés, seront punis d’un emprisonnement de huit jours à six mois et d’une amende de cent francs à cinq cents francs.[1]

 

 

La psychiatrie a fait la guerre. Des « névroses de guerre » sont apparues pendant la durée du conflit, surtout à partir de 1915. Mais ce n’était pas un fait inédit : déjà lors d’autres « guerres modernes », des spécialistes ont analysé le problème. Notamment lors des conflits sud-africain,  hispano-américain, russo-japonais et transylvanien. En France, plus particulièrement, il y a eu beaucoup d’études sur les folies après la guerre de 1870-1871 contre l’Allemagne[2]. Mais, du fait de la durée plus courte, le nombre plus réduit de cas n’a pas interpellé les spécialistes comme l’a fait la guerre de 1914-1918. Ceci dit, cela poussa déjà à la création d’hôpitaux psychiatriques spécialisés, comme en Russie (Mandchourie). Ces folies étaient connues surtout lors des conflits navals. D’ailleurs, dans les manuels de brancardiers, un chapitre sur les commotions nerveuses, et même sur la neurasthénie, l’épilepsie était prévu[3]. C’est pourquoi, dès août 1914, ont été créées des sections psychiatriques pour les militaires[4] (en septembre 1915 pour l’Italie[5]). Certains de ces centres accompagnaient le traitement psychologique des patients de travaux manuels (travail du bois ou du fer, vannerie, agriculture), pour faciliter leur réadaptation. D’autres prenaient ces centres comme de véritables laboratoires de psychologie expérimentale où des tests variés étaient appliqués : on y utilisait des machines comme les dynamomètres, sphygmomètres, l’électro-diagnostic,…

 

Le terme de « névrose de guerre » a été remis en doute à maintes reprises comme notamment au Congrès à Munich par des neurologistes allemands qui voulaient abolir ce mot qui finalement ne se rattachait à rien, dans la mesure où la guerre en elle-même n’a pas créé de névroses nouvelles. Les troubles qui survenaient étaient les psychoses post traumatiques. Celles-ci avaient déjà été diagnostiquées lors des accidents de chemins de fer au XIXe siècle[6] et lors de grandes catastrophes (tremblements de terre, éruptions volcaniques,…). Ces névroses de guerre n’avaient donc rien d’inédit, mais par la quantité impressionnante, elles ont obligé les spécialistes à revoir leurs diagnostics. Et, surtout, il semblerait que la population touchée jusqu’alors était plus ou moins ciblée (jeunes d’une classe restreinte,…)[7], tandis que pendant la guerre de 14, cela touchait autant les adolescents que les personnes âgées. Il était d’ailleurs impossible d’établir une statistique complète. La plupart ont disparu après un temps, souvent à la fin du conflit. C’est ce qu’on appelle des « psychoses aiguës », il semblerait qu’elles ne duraient pas plus de quelques jours hors du front. C’est pourquoi avant de parler de commotion (dues aux bombardements ou à l’épuisement), la simulation était soupçonnée. Les folies passagères étaient nombreuses, F. ROUSSEAU en parle à travers les différents témoignages[8].

 

 

D’après les spécialistes du moment, la guerre a, depuis son entrée dans la modernité, tout pour aliéner. Prédisposés ou non, névrotiques ou névropathes, lieutenants ou simple soldats, hommes ou femmes, Allemand ou Belge : personne n’était à l’abri des « névroses de guerre ». Dans la plupart des cas, le conflit n’a pas révélé des psychopathes, mais a provoqué des névroses aiguës. C’est ce que les témoignages appellent les crises de folies.

 

Les psychiatres et neurologistes devaient revoir leurs diagnostiques : l’hystérie n’avait pas épargné les hommes. Tout traumatisme ne venait pas uniquement de déficiences physiques. Les tares héréditaires et les commotions du cerveau dues aux explosions d’obus à proximité existaient, tout comme les intoxications dues à l’alcool ou les infections dues au typhus ou à la syphilis. Mais certains n’entraient pas dans ces catégories. Il semblerait qu’ils perdaient leur tête uniquement à cause des chocs émotionnels, ce que les anglophones appelaient les shell-shock et les Français les obusites. L’angoisse était au quotidien durant ces années là. La mort et sa représentation les poursuivaient. Ils ne pouvaient pas rester humains, ils ne pouvaient pas garder leur conscience dans de telles circonstances. Ils devaient faire la guerre ou bien s’échapper. La désertion était punie, le suicide était trop radical, le rêve avait du mal à résister,… Pour ces gens-là, les crises de folie étaient une échappatoire.

Il fallait donc prendre des dispositions contre ces égarements qui menaçaient les différentes armées. Les centre de psychiatrie d’urgence devaient soigner le plus de patients possibles pour les renvoyer au front et non pas les rapatrier. Il fallait beaucoup d’hommes et au plus vite. Envoyer les névrosés dans les centres d’aliénés à l’intérieur du pays n’était pas préférable. Cela le condamnerait. Il aurait besoin d’une double réadaptation : ils doivent apprendre à vivre avec leurs névroses et après ré- affronter la guerre. La psychiatrie a aidé la guerre. Elle a su renvoyer les déstabilisés au front. Elle a permis à la guerre de continuer. Mais aussi, la guerre a aidé la psychiatrie. Elle lui a permis d’évoluer, d’avoir plus de considérations sociale dans certains cas (Italie), d’expérimenter ses différentes thérapies encore peu sûres.

La psychanalyse et l’électrothérapie étaient concurrentes. La première était dite trop longue et inadéquate à servir la Patrie, la seconde était dite tortionnaire et inadéquate à servir son patient. Le cas du procès de Wagner von Jauregg illustre bien cette controverse. L’éthique de la psychiatrie était remise en cause. Quelle était sa fonction réelle dans les années du conflit ? Au service de qui le médecin devait-il agir ? De son patient ou de la guerre ? Cette question était au cœur des discussions. Cette science n’était pas véritablement établie. Il y avait encore des incertitudes qui ont été soulevées et analysées en 1914-1918. Dire que ceux qui appliquaient la faradisation agissaient contre le patient serait un peu réducteur. En effet, les bons résultats qu’engendrait cette thérapie en réjouit plus d’un. Beaucoup l’ont appliqué en pensant agir pour le bien du malade. Ce n’est que récemment que certaines écoles de psychiatrie pensent que l’on ne peut pas vouloir le bien de quelqu’un contre son gré. Un fou était fautif de son état. Quand on lit les différents articles de ces médecins, on peut se rendre compte que certains médecins sont plutôt de grands humanistes, alors que ce qu’ils disaient hier serait vu aujourd’hui comme rétrograde. Une telle attitude est condamnable aujourd’hui, mais ne l’était pas forcément à l’époque. Il faut donc nuancer cette image de psychiatres tortionnaires[9]. Même si c’était le cas pour certains, ce n’était pas général.

 

En dehors du front, la psychiatrie a aussi fait la guerre. On le voit dans l’exemple des centres pour aliénés à Bruxelles. Ces établissements ont continué à fonctionner durant la durée du conflit. La plupart de leurs patients avaient des troubles indépendants de la situation de guerre. Mais ces instituts ont dû faire face à des problèmes matériaux dus au contexte d’occupation. Ils manquaient d’argent, d’alimentation et même l’hygiène en était affectée. On se rend bien compte qu’il n’était pas facile de soigner dans ces conditions.

Il n’y avait qu’un nombre minoritaire de soldats venus du front. En effet, l’hôpital militaire avait déjà fait un triage au préalable qui évitait d’envoyer les petites névroses à l’intérieur du pays et de les garder dans l’armée. Mais, quand on voit le cas des femmes de l’asile-dépôt de l’hôpital Saint Jean de Bruxelles, on se rend bien compte que les civils n’étaient pas épargnés par l’angoisse de la guerre. Ces dames, semble-t-il, ont eu leurs névroses qui se sont déclenchées après 1914. Pourtant leur cas n’a pas été retenu comme invalidité de guerre. Ceci pour plusieurs raisons : elles n’ont pas fait le service de guerre. Elles ont eu des névroses qui auraient tout aussi bien pu se développer en temps de paix. Et surtout, elles ne travaillaient pas. Or le pourcentage de l’indemnisation était compté en fonction de l’incapacité de travailler qu’engendraient ces handicaps. Elles ne pouvaient donc pas entrer dans ces critères. Il est vrai que le lien avec la guerre n’était pas évident à déceler, puisque ceux de l’arrière n’étaient pas considérés comme faisant la guerre.

Il y a plus de cas dans l’asile-dépôt directement liés au contexte que dans le centre de Titeca. Ceci est principalement dû au fait que ce dernier était un établissement privé et payant, il fallait que quelqu’un paye pour qu’ils entrent. Alors que le premier ramassait les gens dans la rue et faisaient un triage avant de les transférer ailleurs. On sent d’emblée que le type de population ne pouvait pas être le même. Les médecins de ces établissements ont fait la guerre, ils ne diront pas le contraire. Que ce soit Raoul Titeca qui avant de prendre la direction de l’institut a fait son service militaire ou que ce soit Auguste Ley qui est resté travailler dans son centre. Ce dernier, dans ses écrits patriotiques montre bien qu’il était en guerre,…

Parallèlement, les gens du front et les brancardiers ont fait de la psychiatrie. Ils devaient remédier aux folies passagères, mais parfois, semble-t-il, les diagnostiques allaient plus loin, comme nous le montre l’exemple de J. FRAITURE, brancardier instituteur. Les gens avaient peur de devenir fous, on le sent dans les témoignages que nous donne F. Rousseau.

 

Il est tout de même remarquable de constater que les névroses de guerre, bien que n’étant pas nouvellement créés par celles-ci, ont posé un tel problème que les indemnisations étaient prévues. Reste à savoir dans quelles mesures celles-ci étaient accordée,… Mais la théorie était là, et c’est déjà ça.

 

Quant à savoir si les origines germaniques de Freud ont été un frein à l’implantation de la psychanalyse en Belgique, il semblerait que ce ne soit pas le cas. En effet, cette nouvelle thérapie existait déjà avant 1914, bien que les premières publications des livres de Freud ne datent que de 1920. Elle était utilisée par différents psychiatres, pas forcément des Allemands. Les Français la connaissait tout autant que la faradisation, l’alitement, la balnéothérapie,… Etant influencé par cette école, Bruxelles en a entendu parler. Si tous les liens avec les pays ennemis ont été coupés après l’Armistice. Dans les années vingt déjà, la collaboration avec l’Allemagne a repris, comme nous le montre le moniteur.

  1. BECKER[10]disait que même si Freud est considéré comme le fondateur de la psychanalyse, les Français préféraient les théories de Lamarck à celles de Darwin. Dans l’Académie des Sciences, on pensait que le contact outre-Rhin ne pouvait se faire qu’après les réparations ! Il était dit que « les apports de la pensée scientifique des Allemands sont peu importants, mais encore ils sont toujours utilisés pour bafouer les droits de l’humanité ».[11] Pourtant, les Français, les Belges, les Anglais et les Italiens utilisaient tout autant la faradisation que les Allemands. Cette opposition brutale à l’ennemis a bien existé, en Belgique plus qu’ailleurs. Mais elle ne semble pas avoir été un frein aux théories de Sigmund Freud.

 

 

Finalement, on peut se demander si les fous ne sont pas là pour nous montrer ce qui ne va pas dans notre société. Ils sont un excellent exemple de l’aliénation qu’est la guerre. La guerre est invivable et n’est pas celle décrite par Hegel. Ces différentes psychoses sont là pour le prouver.

 

 

 

Ouvrages :

 

  • BECKER, Les oubliés de la Grande Guerre .Humanitaire et culture de guerre 1914-1918. Populations occupées, déportés civils, prisonniers de guerre, Hachette Littérature, Pluriel Histoire, Paris, 1998 (réed.2003), 387p.
  • BECKER, « Freud, entre rêve et cauchemar », in : 1914-1918. La très grande guerre, Le Monde éd., Paris, 1994, pp.145-149.
  • BIANCHI, « La psychiatrie italienne et le guerre », in : Guerre et culture 1914-1918, Paris, 1994, pp.118-131.
  • DUMAS, Troubles Mentaux et troubles Nerveux de guerre, Felix Alcan, Paris, 1919, 225p.
  • R. EISSLER, Freud sur le front des névroses de guerre, Histoire de la psychanalyse, PUF, Paris, 1992 (traduit de l’Allemand, 1979), 244p.
  • POROT et A. HESNARD, Psychiatrie de guerre. Etude clinique, Felix Alcan, Paris, 1919, 285p.
  • ROUSSEAU, la guerre censurée. Une histoire des combattants européens de 14-18, Seuil, Histoire Point, Paris, 1999.
  • ROUSSEAU, « L’Electrothérapie des névroses de guerre durant la Première Guerre Mondiale», in : Guerres mondiales et conflits contemporains, n°185, janvier 1997, pp.13-27.

 

Archives :

 

  • AMB (Archives Médicales Belges), 1914-1919.
  • Archives du CPAS : *hôpital St Jean, Dépôt d’Aliénés

-affaires générales. Généralités 1901-1925, 141.

-Règlement d’ordre intérieur de l’asile-dépôt des Aliénés annexés à

l’hôpital St Jean, Bruxelles, 1873.

-Registres administratifs, n° 28-30

-Registres médicaux, n°62-65 ; 91-94

*hôpital de Gheel : affaires générales 1886-1920   (dossier 144)

  • Archives de Titeca : -Dépêches ministérielles 1876-1923

-Registres médicaux (mai 1914-octobre 1922)

  • Musée de l’armée : Journal intime de J. FRAITURE, instituteur brancardier 1914-1918, 87p. (E-1580)

 

Revues et ouvrages de 1914-1918 :

 

  • BRUSSELMANS, Le brancardier. Enseignement des premiers soins aux blessés, aux victimes d’accidents à l’usage des brancardiers civils et militaires, directeurs d’institut, chef d’industrie, ingénieurs, etc., Lierre, 1906, 108p.
  • Bulletin officiel du collège des médecins de l’agglomération bruxelloise, Bruxelles, janvier 1914 (pas d’éd. Pendant la Guerre)

 

[1] Bull. of. des coll. de méd. l’Aggl. Bxloise, 1914, p.76.

[2] Voir par exemple LUNIER, « Influence des évènements de 1870-1871 sur le mouvement de l’aliénation mentale en France », in : Annales médico-psychologiques, sept.-oct., 1872 ou de JOLY, ibidem, 1873, p.182.

[3] J. BRUSSELMAN, Le brancardier, 1906, pp.94-95 ;  101-102. où il était d’ailleurs précisé : « il appartient à l’homme de l’art (…) de reconnaître les causes véritables et d’appliquer les soins rationnels ».

[4] voire le circulaire du 9 octobre 1914 cf. DUMAS, op. cit., p.188.

[5] B. BIANCHI, La psychiatrie italienne et la guerre, p.118.

[6] voire par exemple M. PROVOST, Aliénation Mentales chez les employés de chemin de fer et de transport public, Thèse de Paris, 1914, 63p.

[7] A. POROT et A. HESNARD, Psychiatrie de guerre, p.12.

[8] La guerre censurée.

[9] cf. F. ROUSSEAU, EISSLER et BIANCHI

[10] A. BECKER, Les oubliés de la Grande Guerre, pp.353-357.

[11]Ibidem, p.353.